jeudi 7 octobre 2010

L'autre bout du monde

01.11.09
Bibi, ça risque de te faire plaisir :)

Elle lui peignait davantage les oreilles que ses bouts d’frisous. C’est qu’elle ne parvenait pas à se contenir aussi bien qu’elle le souhaitait. Ou, au fond, voulait-elle plutôt lui faire sentir son exaltation, sa joie, sa plénitude? Désirait-elle secrètement exploser de vantardise en lui frottant sa satisfaction en pleine face? Ce dilemme causait l’agitation des doigts de madame Roy, d’habitude d’un professionnalisme réputé dans tout le voisinage de l’âge d’or de Pointe-aux-Trembles.

- Ayoye! T’es bein énarvée, pour un shif’ du mardi midi, fit remarquer la cliente au bout de ses rouleaux.

- Excuse, Gen’viave, c’est vra que ch’te tire un peu s’es nerfs, expliqua-t-elle avec un malaise dissimulant à peine son euphorie. J’fa pas exiprès.

La voix de la veuve Constantine se mêla à la conversation : « Vous avez l’ére d’oune petite fille qui a féte oune mauvé coup. » Son roucoulement fit tourner les têtes de Carmen Saint-Amour, qui décrocha enfin les yeux du Châtelaine du mois passé pour s’intéresser au trio de bonnes femmes un peu trop bruyantes à son goût, et de Geneviève Martineau, dont le cuir chevelu chauffait encore du traitement distrait de madame Roy. Carmen mâchouillait une gomme balloune imaginaire, tic qu’elle conservait depuis ses années de collégienne, puis prit la parole sur un ton désinvolte : « Cou’donc, c’est p’t’être une folie d’cœur, sait-on jamais! ». Les yeux des autres dames assises s’élargirent en même temps. La coiffeuse esquissa son plus large sourire.

- Nooon, fit madame Martineau, entre drame et comédie. Ça s’pourrait-tu?

- Mats-en qu’c’est possible, s’imagina-t-elle répondre, avec ton fils, en plusse!

Au lieu de quoi elle se contenta d’un haussement d’épaules qui provoqua son lot de réactions diverses et exagérées dans la pièce. C’était d’ailleurs un 3 et ½ irrégulièrement tapissé, peint au goût du budget minimal, à la fois irritant et confortable, qui abritait l’atelier de coiffure de madame Roy et compagnie. Pourtant, depuis son ouverture, les invitées tardaient à manifester de l’intérêt sincère pour la teinture, la permanente, la coupe ou le stylisme, sauf lorsqu’il s’agissait d’en recevoir les soins à peu de frais, juste pour voir. Personne n’y entrait pour d’autres raisons.

Cela changea la veille même de cette révélation qui semblait boucher les amies de madame Roy, qu’elle traitait dorénavant de clientes, voire de patientes, avec fierté et un brin d’autorité.

Pour la première fois depuis quatre mois, un homme s’aventura chez la coiffeuse improvisée.

- C’pas ein vra salon icitte, t’es din’atalier d’coéffure, l’accueilla-t-elle, ne cachant plus son découragement.

- Ah, bon… Pardon, madame. Chus l’fils à m’ame Martineau, répondit-il plutôt poliment pour un mâle de son temps. A m’avait parlé d’la place. J’sais pas pourquoi j’sus v’nu ici, d’l’aut’bout d’la ville…

- Ouais, ta mére a jase de toé ben souvent. Tu t’es-t’installé à Vardun, v’là pas long, articula-t-elle avec plus de confiance. C’t’à l’aut’bout du monde, ça!

Leur discussion s’étira ainsi, dans le secret le plus total, car madame Roy s’était arrangée pour fermer. Ils avaient convenu de se revoir, une fois, deux fois… Juste pour parler, toujours. Mais une bonne fois, c’est-à-dire la veille de ce lundi de révélation mystérieuse qui bouchait bien dur ses chères amies, madame Roy apprit quel genre de vie menait le fils de Geneviève Martineau. Elle le paya donc pour ses services, tout en jouissant de ses privilèges de confidente mature.

- Moé, pardue à l’aut’bout du continent, ma chére, s’empêcha-t-elle d’avouer à voix haute devant les commères qui la dévisageaient, pour pouvoér baiser ton gars! Pourtant c’est toé la torchonne qu’a pas su s’en occuper, han! C’pas moé! Pas plusse que les môzusses de Noérs dans son quartier. J’voé bein c’est qui les pas corrèques là-d’dans.

- Voyons, tu nous racontes a’rien? demanda madame Martineau, impatientée par le silence de sa chum possiblement amoureuse. Pis t’arrêtes-tu d’me jouer dins’ch’veux d’même, t’es supposée d’me met’belle pour a’soér!

- Bon, bon, j’t’oubliais pas, Gen’viave, s’empressa-t-elle de rassurer cette dame et les autres par la même occasion. C’est jusse que chus dans’lune pis ces jours-citte j’me rends compte d’la vra face des gens, pis j’comprends ein peu mieux quecé qui s’cache à l’aut’bout du monde, justifia-t-elle de ses mots maladroits.

- Han? de rétorquer à l’unisson madame Martineau et madame Saint-Amour.

Dans un français tout aussi malhabile, Rosa Constantine tenta une interprétation des dires de madame Roy : « Lé monde, il é bien vaste, mé en Roumanie il dit qué né jamais plous embécile que céloui qui né sort jamé dé chez loui. ». Les deux clientes opinèrent du chef avec hésitation, mais Alice Roy nia ces paroles de son menton bas. Elle se retint de nouveau pour ne pas se compromettre et s’engagea sérieusement à séparer les mèches de sa patiente avec des pinces en métal. « Tu voulas t’être charmante à’soér, Gen’viarge… monologua-t-elle en silence. M’a t’gâter comme que t’as gâté ton p’tit! Ça va t’être bein beau! » Les autres se sont tues, faute de bagage philosophique ou culturel. Madame Roy pouvait retourner à ses rêveries.

« Vous êtes bein gentille avec moé. J’aimerais ça, rien vous charger, mais chus dans marde… C’est bein p’tit, comme vous voyez, pis c’est pas rangé. Mais j’fais d’mon mieux. C’est pas la grande misère, c’est jusse une fin d’mois difficile… Vous savez, j’pense au Tiers-Monde, pis aux enfants maig’ sur Vision Mondiale, pis j’aimerais bein ça donner… »

C’était ce discours qui avait vendu Alice avant de déshabiller le fils de sa vieille amie, qu’elle croyait bonne et intéressante, mais à présent simplement vieille. Vieille et dégueulasse, à dire vrai. C’était aux fesses du jeune qu’elle songeait lorsqu’elle gâcha mémorablement la coiffure de madame Martineau. Elle lui peignait davantage les oreilles que ses bouts d’frisous : vengeance à double sens. Elle découpa l’égo de sa vieille et dégueulasse amie avec ses ciseaux agiles, ses intentions hostiles, ses dents coincées en un rictus concentré et, assurément, un malin plaisir.

1 commentaire:

  1. Wow! Comment tu crée un univers comme ça, dès les premiers mots. Le risque fut bien calculé: ça me fait plaisir. Merci! :)

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